Non aux citoyens de seconde zone
Ce 9 février, la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers a été modifiée dans la précipitation. La modification autorise dorénavant à délivrer un ordre de quitter le territoire à des étrangers résidant légalement en Belgique, même à ceux nés en Belgique ou qui y résident depuis très longtemps.
L’unique chose à faire pour l’Office des étrangers est d’invoquer des motifs graves d'ordre public ou pour la sécurité nationale. Lorsqu’il est envisagé de mettre fin au séjour d’un étranger, celui-ci ne disposera que de 15 jours pour faire parvenir ses observations par écrit ; passé ce délai, il n’en sera pas tenu compte.
Une fois la décision de l’Office des étrangers prise, elle peut être exécutée dans la foulée, puisque l’effet suspensif du recours ancien a été supprimé. Ces garanties essentielles étant jugées trop pesantes.
La loi ancienne était nettement plus nuancée : plus grave était le crime, plus facile était l’expulsion, tout en tenant compte de la durée du séjour en Belgique et des liens très forts qui pouvaient en résulter.
La Commission consultative des étrangers (composée d’un juge, d’un avocat et d’un représentant de la société civile) n’a même plus à donner son avis.
Efficace?
Si l’on se réfère à son titre, la nouvelle loi viserait à protéger l’ordre public et à renforcer la sécurité nationale. Face à cet objectif affiché, de nombreuses questions se posent. Ces tâches n’incombent-elles pas plutôt au Ministère de la Justice ou au Ministère de l’Intérieur? L’utilisation du concept d’ « ordre public », par définition vague et potentiellement très large, n’ouvre-t-elle pas la porte à des abus ? La femme de ménage qui travaille en noir, mais également le couple soupçonné d’un mariage blanc se retrouvent ainsi dans le collimateur et peuvent être victimes de cette mesure grave et disproportionnée (ordre de quitter le territoire suivi d’une expulsion). En réfléchissant un instant au champ d’application de cette nouvelle loi, on constate qu’elle vise en réalité des cas très éloignés de la grande criminalité et du terrorisme …
En outre, il n’est plus à démontrer que les frontières ne constituent pas un réel obstacle pour les terroristes : les attaques peuvent parfaitement être planifiées à partir de l’étranger. L’objectif ne devrait-il pas être de poursuivre les individus dangereux en Belgique plutôt que de les renvoyer vers d’autres pays ? Il est donc très douteux que la loi parvienne au but affiché.
Le démantèlement de l’État de droit
Le constat fondamental est le suivant : ce sont plusieurs des piliers de l’État de droit qui sont mis à mal, entre autres les principes d’égalité devant la loi, de séparation des pouvoirs, de présomption d’innocence et de droits à l’accès à la justice et à un procès équitable pour tous.
Jusqu’à présent, une personne soupçonnée d’un crime (terroriste ou pas) était présumée innocente jusqu’à preuve du contraire. Une condamnation pouvait avoir lieu sur base de preuves, sinon il y avait acquittement. Cette décision était prise par un magistrat, et il y avait possibilité de recours.
La modification législative ici discutée introduit à présent la possibilité pour l’Office des étrangers, en tant qu’organe du pouvoir exécutif, de décider d’expulser quelqu’un hors du territoire, sans qu’intervienne auparavant aucune condamnation et, s’il le faut (selon l’Office des étrangers donc), très rapidement. Dans la mesure où le recours devant le Conseil du contentieux des étrangers n’est plus suspensif dans les cas dits de de « force majeure », lorsqu’un danger pour la sécurité nationale est invoqué, par exemple, les personnes concernées devront poursuivre leur défense depuis l’étranger.
L’Office des étrangers a par ailleurs peu de considération pour les fréquents rappels à l’ordre du Conseil du contentieux des étrangers, et n’hésite pas à réutiliser les mêmes motivations standards, pourtant régulièrement considérées comme insuffisantes par le même Conseil, dans ses décisions de refus. La possibilité d’un contrôle de ces motivations s’en trouve donc encore réduit d’autant.
Citoyens de seconde zone
À côté de ces préoccupations purement juridiques, il y a évidemment des considérations humaines et sociales à prendre en compte. Cette modification législative met encore plus en lumière la tendance des décideurs actuels à considérer nos concitoyens non-Belges comme des citoyens de seconde zone : même s’ « ils » sont nés et ont été élevés ici, « nous » ne les considèrerons jamais totalement comme des égaux. En cas de faute, ils ne seront pas seulement poursuivis pénalement, mais aussi bannis, et seront ainsi sanctionnés doublement. Les droits fondamentaux semblent ainsi compter deux fois moins pour « eux » que pour « nous ».
Cette modification législative, en mettant toutes les personnes d’origine étrangère dans le même sac que les terroristes, constitue donc une étape de plus à la création d’un climat de peur dans lequel il est facile de mettre entre parenthèse les droits démocratiques. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que ce système ne constitue qu’un coup d’essai qui pourrait bien être rapidement étendu aux mouvements syndicaux, manifestants et autres « perturbateurs ».
Une telle institutionnalisation de l’arbitraire est intolérable dans notre État de droit.
Mieke Van Laer, avocat PROGRESS Lawyers Network
Lisez ici l'article dans De Morgen. (Néerlandais)
Lisez aussi ici l'article suivante: 'Middenveld in aanval tegen vreemdelingenwet van Francken: "Ongenoegen is te groot" (Néerlandais)
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